« Si vous deviez recommencer votre vie, choisiriez-vous encore le métier de photographe » ?
«Toujours. Parce que la photographie m'a donné beaucoup de chance dans la vie».
Toute la personnalité de Koudjina Ayi Philippe tient dans cette réponse. Calme, l'air fataliste, il étonne. A la rue depuis quelques années, suite à un accident de circulation, il est considéré comme un mendiant. A juste titre. Car du mendiant, il a toutes les caractéristiques : les haillons, la chaise roulante, les béquilles de fortune et l'état de nécessité absolue. Il lui arrive souvent d'accepter 5 F CFA d'un gosse de passage pour s'acheter de l'eau. Acquérir de quoi boire est déjà difficile, mais de quoi manger l'est encore davantage. Philippe est ainsi confronté chaque jour aux réalités de la misère.
Qui aurait cru qu'il connaîtrait un tel sort? Grand photographe, l'un des plus grands vivants, il était promis à l'aisance. Il a côtoyé toutes les célébrités politiques et militaires du Niger. Les Présidens Diori Hamani et Seyni Kountché par exemple, sans compter quelques richissimes hommes d'affaires.
A ces connaissances utiles, s'ajoutent celles, professionnelles, avec l'armée française et une kyrielle de clients fascinés par l'image, à l'aube des années 60 et 70. A cette époque, il était riche et faisait vivre plus de 30 personnes. Ce gigantesque travail lui a permis d'accumuler des trésors photographiques, 25 000 négatifs, « une caverne d'Ali Baba», hélas pillée en partie par «les 40 voleurs » depuis cet accident de circulation qui mit fin à ses ambitions (?) et l'exposa, à 63 ans, à la mendicité.
Terrible destin ! Mais aussi, quel courage, quel amour pour la photographie ! A aucun moment, il ne semble regretter sa vie passée, ni ne maudit la photo, ajoutant même qu'elle lui a permis « d'être humain ». Cet homme doit être sauvé. Son œuvre, si elle n'avait été pillée, aurait pu servir d'archives photographiques au Niger.
Les années vertes
Philippe est né le 26 mai 1939 à Cotonou au Dahomey (actuel Bénin). Issu d'une grande famille princière des Mina, une ethnie vivant au Togo, au Ghana et au Bénin, le jeune garçon a grandi à l'ombre de son père, phénomène somme toute normal, puisque des nombreux enfants de son père, il est l'aîné. Son père l'initia donc à la vie. Il l'inscrivit à l'école, dès l'âge de 5 ans. Sans difficulté car « le vieux » était enseignant.
D'autres évènements favorisèrent son éducation ; le partage du Togo en zones britannique et française, suite à la 2ème guerre mondiale qui vit la défaite de l'Allemagne, pays colonisateur ; puis le départ de sa famille pour le Dahomey, zone française. Conséquence ? Tout jeune, Philippe parlait aussi bien le français que l'allemand. Et il poursuivit sa scolarité jusqu'en classe de première.
Mais son père éprouvait le besoin de former un héritier. A la retraite, gérant une importante fortune, il inscrivit son fils dans une école de sténographie. C'est alors, qu'on accusa Philippe d'être le préféré de la famille. Des menaces verbales furent proférées contre lui. De fait, dans cette société patriarcale, c'était à lui, seul garçon, que revenait l'héritage. Mais sa mère s'affola et conseilla à son fils de rejoindre ses sœurs au Niger.
C'est ainsi qu'en 1959, Philippe débarque à Niamey. Il n'a que 11 ans. Il bénéficie de la renommée de sa famille Ayi, et surtout de l'affection de sa sœur, une sage-femme mariée à un médecin. La famille du Chef du quartier Amirou Kalley le prend sous son aile. On le loge. Il trouve du travail aux Dragages (une grande société de travaux publics) et à la Société de Commerce Ouest Africain (SCOA).
La photo, ma vie...
« La première fois, cela a été terrible. C'est pour moi, d'ailleurs, un souvenir marquant. Ce jour là, je voulais photographier ma maman avec mon petit frère, qui vit actuellement en France ; alors, avec une lampe, je les ai photographiés. Ça n'a pas réussi... Un autre jour j'ai recommencé. On a pris la photo au dehors et cette fois, ça y était (rire...). Ma maman était si contente qu'elle en a conclu que je pourrai désormais gagner ma vie dans la photographie ».
Cet épisode juvénile de la vie de Philippe se passe au Dahomey. Il résume la détermination du jeune garçon à percer le mystère de l'image. Lorsque l'on sait qu'il n'a pas encore 12 ans à cette époque - qui n'est pas propice à un africain voulant embrasser le métier de photographe - on comprend qu'il y a là un signe du destin.
Philippe commence donc à photographier dès son plus jeune âge. Lui-même a oublié la date exacte de son premier déclic. Par un heureux concours de circonstances, il trouve les moyens de s'acheter un appareil photo d'occasion de marque ROLLEIFLEX. Il s'exerce alors à photographier son entourage avec, souvent, de vraies réussites.
Mais c'est l'aventure qui va aiguiser son amour pour la photo. Et le décor de cette aventure, c'est Niamey. Nous sommes dans les années 1960. Le Niger vient d'accéder à l'indépendance. Il faut tout organiser, tout dynamiser pour permettre à ce pays un décollage heureux. Mais le manque de cadres, notamment enseignants est un de ses gros handicaps. Les autorités de l'époque procèdent à un recrutement massif d'enseignants dahoméens et togolais.
C'est alors, précisément, que Philippe débarque à Niamey, fort de l'appui de ses nombreux compatriotes dahoméens parmi lesquels ses deux demi-sœurs dont l'une est enseignante, l'autre sage-femme.
Très vite, il trouve du travail à la Régie, aux Dragages et à la SCOA où il gagne un salaire mensuel de 13 000 F CFA. Mais il finit par être licencié pour inconduite. La raison en est que le jeune homme exerce parallèlement le métier de photographe, qui lui rapporte, chaque mois, plus de 18 000 F CFA. Son choix est fait.
Ce licenciement lui permet de s'adonner entièrement à la photo. Nous sommes en 1963. Sollicité par les milieux intellectuels et administratifs, il va s'ériger en photographe incontournable. Les mariages, les baptêmes, les décès, c'est lui. Mais c'est surtout l'armée française basée au Niger qui lui fournira l'essentiel de sa clientèle. S'y ajoutent les politiciens. Le Président Diori et quelques membres de son gouvernement.
Il est alors le photographe le plus célèbre du pays. Contrairement à ses collègues, qui restent assis devant leurs studios, lui se déplace. Partout. Dans les bistrots, la rue, les palais, les salons de Niamey. Partout, on le sollicite.
Les grands moments
La photo est une technique. Mais c'est aussi un art. Sortir « d'une école de photographie » ne suffit pas à faire de vous un photographe. Il y faut aussi du talent. Philippe, le sait-il ? Ou s'en moque-t-il ? Toujours est-il qu'il se jette sur la photo comme un lion sur sa proie. Les spécialistes appellent cela la formation sur le tas. Plus tard, devenu maître en la matière, il formera plusieurs photographes. Mais pour arriver à ce niveau d'excellence, il lui aura fallu s'investir dans la lecture de quelques livres sur les techniques de la photo, « les optiques, les verres convexes » et les procédés de développement en laboratoire. Il apprend à traiter lui-même ses photos. Suprême indépendance !
Mais cela ne lui suffit pas. Il lui faut aussi acquérir des appareils. Après son premier, un « Broni flash Kodak », il se met successivement à la mode du 6x6 (SIMFLEX, BIOFLEX), du 24x36 (LEICA...)... Bref, il possède plusieurs appareils dont certains, les Kodak, peuplent aujourd'hui encore sa collection.
S'il peut acquérir aussi facilement le matériel qu'il désire, c'est que Philippe, entre 24 et 30 ans, est le photographe le plus en vue de Niamey. Il gagne aisément plus de 18 000 F CFA par mois, un chiffre énorme à la fin des années 60 où le salaire minimum s'élève à 7 000 F CFA. La célébrité fera le reste. « Un jour, la femme du Président Diori me voyant circuler à vélo, s'arrête à ma hauteur. Nous causons... Depuis ce jour là, tous les policiers se sont mis à avoir peur de moi », dit-il en riant.
Soulignons ici que l'appareil photographique est à l'époque ce qu'est la caméra aujourd'hui. Les gens aiment à se voir en image et considèrent les photographes comme des vedettes.
Philippe est donc la coqueluche des milieux huppés qui l'invitent tant aux grands évènements nationaux qu'aux fêtes privées.
La désillusion
Célèbre, il le fut. Il suivit le président Diori au Palais comme lors de ses déplacements à l'intérieur du pays. Et de dire avec humour et nostalgie : « la plus belle image que j'ai loupée dans ma vie, c'est celle de Diori, à Gouré, le dimanche 17 décembre 1971. Ce jour là, on avait oublié l'échelle du DC4 à Niamey, et le président avait dû descendre de l'avion avec une corde ! Je n'ai pas pu prendre cette image, parce que la garde présidentielle pointait ses fusils sur moi. Pourtant Diori m'a reproché d'avoir loupé cela. « C'est bon pour ma campagne » disait-il.».
Philippe fut aussi invité au mariage d'autres personnalités dont certaines dirigent le pays aujourd'hui, notamment le Président Mamadou Tandja. Le butin de ce travail intense était impressionnant. Sa collection s'enorgueillissait de près de 62 appareils photographiques, des anciens polaroid G 66, des 24x36 Olyvia... et de caisses remplies de 25.000 clichés.
Au nombre de ces clichés, outre les paysages nigériens, les quartiers chauds de Niamey, les personnalités, des vedettes étrangères de passage, comme Johnny Hallyday, Maria Calas...
Tout ce trésor est aujourd'hui dilapidé. Depuis son accident, des voleurs lui ont « chipé » une partie de ses appareils photo. Son épouse et son fils en ont délaissé ou vendu une autre partie. Les clichés laissés à la chaleur des caisses se sont abîmés. Heureusement, la Revue Noire a pu en sauver quelques uns, en 1997. Aujourd'hui, l'association Contrechamps se propose de mettre en valeur le reste de ce patrimoine artistique.
Et le photographe ? « C'est un homme fini », chuchote-t-on. Il vit d'assistance et son handicap - il se déplace avec des béquilles – aggrave sa situation. Mais lui, en bon chrétien, croit en un possible retournement des choses.
Aliou Ousseini, CCFN-Jean Rouch
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