Ce
qui chagrinait le plus Hou - Hou le petit fantôme¸ c’est que personne ne le
voyait. Il était d’une transparence totale, d’une invisibilité parfaite et
ça causait son malheur. Il lui manquait la paille : la tâche lumineuse qui
aurait trahi sa présence dans le noir. Si seulement il était demeuré en
Angleterre ! Au pays des fantômes sa solitude aurait été moins grande. Au
Canada personne ne croyait aux fantômes. Ce n’était pas dans les mœurs. Ça
ne faisait pas partie de l’éducation.
Hou - Hou se morfondait en vain. Ouvrait-il
une porte, (les portes ne s’ouvrent pas toutes seules quand même ? ) On la
refermait sans se poser de questions. Un jour il ouvrit trois portes ! On
accusa les courants d’air…
Il avait noté que l’horloge du vieux
buffet était détraquée. Il l’actionnait de temps en temps et un tic tac
insolite rompait alors le silence de la maison où il s’était installé.
L’inquiétude avait d’abord pointé dans les yeux des occupants. Mais ça
s’était vite étiolé faute de preuves.
Un autre jour il avait fait craquer tout un
mur. Plutôt que la terreur, il récolta des rires et de folles récriminations
contre le chaud, le froid, les contractions du bois et autres balivernes. Il
en pleura de colère. Une grande mare d’eau se répandit. Enfin ça se verrait
! Mais le pompier accourut, dénonça un tuyau et rendit les larmes de Hou -
Hou absolument vaines.
Une nuit, il fit comme aurait fait son
grand-père, un fantôme comme il ne s’en fait plus, un vrai de vrai ! Il
avança lentement, fantasmagoriquement, sur les notes blanches du piano noir.
Retentirent, claires à ne tromper l’oreille de personne, les sept notes de
la gamme dans le silence mat de la nuit. Toutes les lampes s’allumèrent. Un
grand cri le sidéra lui-même. Enfin ! il avait réussi à affoler tout le
monde ! Hélas ! il avait encore une fois compté sans le chat…
Rien à faire ! se dit Hou- Hou, le décor
ne s’y prête pas. Il manque ici l’atmosphère macabre des châteaux anglais :
des caves suintantes, de longs couloirs obscurs, des passages secrets, de
grandes salles glacées où vacillent les flammes lugubres des lourds
candélabres. Il faudrait des jardins hisurtes avec des feuillages noirs que
le vent échevelle. Des remparts d’ombre, des portes qui grincent pendant
qu’une lune blafarde tourne dans le ciel son œil épouvanté…Avec
l’électricité qui illumine d’un coin à l’autre les murs aux couleurs chaudes
de ces maisons sans mystère, aucun fantôme ne peut accomplir un travail
sérieux !
Quelle folie d’être immigré dans ce
pays où un fantôme n’a aucun espoir d’être reconnu ! Pourtant l’annonce
mentionnait bien : «
Le Canada a besoin de vous ! le Canada a besoin de gens possédant un solide
métier ! » Si après trois cent ans on ne
possède pas son métier… «
Vous serez étonné par le confort des maisons facilement
accessibles à tous » Conquis, Hou - Hou
survola l’Atlantique sur les ailes d’un Boeing d’Air Canada et atterrit à
Montréal. Fatigué, il entra dans la boutique d’un antiquaire et la larme à
l’œil s’endormit dans un fauteuil Reine Anne.
Quand il s’éveilla, son fauteuil avait été
transporté dans cette joyeuse maison où il s’exténuait depuis à essayer
d’effrayer les occupants - indifférents à sa présence - mais passionnés par
les histoires de fantômes de la télévision. Race inculte ! Furieux, Hou- Hou
fonçait sur l’écran du téléviseur qui n’en continuait pas moins de divaguer.
Il arracha donc l’antenne sur le toit. Mais encore là un orage vint
revendiquer le méfait. C’en était trop ! Hou -Hou sortit en claquant la
porte alors qu’il aurait très bien pu passer au travers.
Au dehors le temps était beau. Pas de
brouillard. – Quel climat malsain ! fit Hou – Hou en frôlant les seins d’une
jeune fille. Un passant écopa d’une gifle. La pluie s’obstinait à ne pas
tomber. Le temps serait encore superbe le lendemain avec un sale soleil. Il
s’abstint de penser à l’hiver : blanc sur blanc¸comment espérer être vu sur
la neige ? Comme il regrettait l’Angleterre ! découragé il se laissa choir
sur un banc… « Aie! l’étranger ! assis-toi pas sur Médé » Surpris, Hou - Hou
se dit que la voix devait s’adresser à un autre que lui. Mais la voix
repris : « Tu vois donc pas que je suis là ! tu bois un coup ?» Le vieil
ivrogne lui tendait un flacon…
- Vous me voyez vraiment ? demanda Hou - Hou,
incrédule.
- Sûr que je te vois, t’as failli
m 'écraser…prends une gorgée, c’est du véritable whisky anglais !
-- Et vous savez que je suis anglais ?
- - Si je le sais ? ben voyons…tous les
fantômes sont anglais !…hic prends une gorgée... bois ! Hou - Hou ahuri,
saisit la bouteille et la vida. Il se sentit venir tout chaud en dedans. Ça
ne lui était jamais arrivé, il était toujours glacé. Aussi il se mit à
rire…puis, à pleurer…- tu me vois vraiment ? vraiment ? hic…
- Si je te vois ! t’es là…et l’ivrogne
pointait un doigt tremblant en riant aux éclats vers l’endroit où Hou - Hou
titubait…
Hou - Hou sanglotait, un petit sanglot sourd
qui se défaisait en un cliquetis de chaînes que l’on traîne… - je ne pourrai
plus retourner en Angleterre…hic…j’ai parlé…hic… un fantôme ne doit pas
parler…L’ivrogne avait sorti un autre flocon de sa chemise et lui tendait…-
hic…t’as parlé…et puis après ? t’as été poli…bois ! ta femme te
défendrait-elle de parler ?
-
…hic…c’est toute la famille ! c’est interdit de
parler… for… formel … formellement ! À part les spectres
- rares depuis Shakespeare - un fantôme ne peut utiliser le langage humain
sans être expulsé du syndicat des fantômes unis. Plus de châteaux à
hanter !…plus jamais ! hic…
-
- hic…fit l’ivrogne en fixant l’arbre en face
de lui, tu m’as parlé, et après ? parler à un fantôme, à un éléphant, ou à
une souris…quelle différence ? hier j’ai causé avec un ver de terre…il m’a
raconté sa vie. Il s’appelait Sam…personne m’a cru…delirium tremens !…ils
parlent en latin pour pas que je comprenne qu’ils disent que je suis fou…hic
-
- Delirium tremens…fit Hou- Hou, brusquement
dégrisé, il ne m’a donc pas vu…personne ne peut me voir…et il se remit à
sangloter…l’ivrogne sur son banc continuait de marmotter et Hou - Hou le
quitta encore plus déprimé.
Hou - Hou marchait, inconsolable, dans la nuit
qui s’épaississait. Un petit vent siffla lugubrement à ses côtés pour le
consoler. La lune louvoyait derrière un voile de nuages. Sous le ciel devenu
sinistre se dressa tout à coup devant Hou - Hou stupéfait une masse
hérissée de pointes et bossue de tourelles comme un vieux château anglais !
- Un château ! s’écria Hou - Hou, un château !
incroyable ! Sans plus tarder il traversa le solide mur de pierre pour se
plonger dans l’atmosphère lugubre d’une longue salle où s’alignaient des
centaines de bancs sombres. Une mince flamme frissonnait à l’avant,
projetant des lueurs de sang sur les images cadavériques suspendues aux
murs. Hou - Hou y distinguaient des personnages déformés dont les robes
pâles créaient l’illusion de lémures aux visages livides tournés vers la
voûte sombre. Hou - Hou était ravi.
Il fit joyeusement le tour du propriétaire.
Quel endroit parfait ! Tout
s’y trouvait :coins ténébreux, bruits
angoissants, mystérieuses portes
de cuivre sombre, nappes blanches que la
noirceur rendait terreuses,
cadavériques parfums d’encens. Il tournoya
jusqu’au creux noir de la
voûte et retomba assis sur la balustrade du
jubé. De là il contempla
l’effrayante noirceur qui s’étendait sous
lui. Terrifiant !
Surnaturel ! et sépulcral ! Dès le lendemain
il télégraphierait à sa
famille :
« trouvé lieu somptueux. stop. mieux chauffé que château
anglais. stop. aussi désert.stop. occupé seulement par organiste, lequel
confond soupirs bruits de chaînes, et battements d’ailes de chauves –
souris. stop. Canada pays sous-développé point de vue fantômes. stop. venez
en grand nombre. stop. bons baisers. stop.
Hou - Hou. |